Hier soir, je me disais que ce serait bien d’écrire un texte sur la Résurrection. Après tout, ce sont des choses qui se font, quand on étudie la théologie… Mais, c’est assez difficile. Hier, je pensais ne pas y arriver, pour des raisons que j’exposerai plus loin. Aujourd’hui, c’est Pâques, et je pense que… je vais y arriver ! Voyons voir.
D’abord, comment réfléchir à la Résurrection, en quels termes ? Un des articles que j’ai consultés hier s’intitulait « Qu’a fait Jésus pendant le Samedi Saint »
… Bigre ! Serait-on en train de parler de quelque chose de
factuel ? Ne pourrait-on pas en rester au concept, s’il vous plait ? Mais… même en restant dans le domaine des idées, il n’est point d’idée qui ne recouvre, au fond, quelque chose, et le « quelque chose » de la Résurrection, voilà, ce concept de Résurrection est de l’ordre du vertige. C’est que même quand on aime jongler avec les concepts, vient un moment où l’on est acculé à reconnaître qu’il ne s’agit pas là d’une simple idée philosophique ; il s’agit d’une affirmation dont certains se réclament ; une affirmation dont moi-même, comme chrétienne, je me réclame, aujourd’hui et chaque jour. Comment confesser la Résurrection ? Quand je dis « je crois en Dieu, je reconnais que Jésus est le Christ », certes j’affirme une démarche de confiance plutôt qu’un contenu de foi (c’est de l’ordre du
croire en plutôt que de l’ordre du
croire que), mais tout de même : quand je proclame au lever de Pâques que « Christ est vraiment ressuscité », je dis aussi une forme de
je crois que, je le dis vraiment, et j’y crois vraiment.
Mais à quoi je crois,
exactement ? Résurrection. Un homme (Dieu certes, mais homme, quand même) meurt, reste au tombeau trois jours, le temps de se décomposer un peu, et puis se réveille
. Comment y croire ? Appréhender l’idée comme un
phénomène (physique), se demander « mais qu’est-ce qui s’est passé ? », n’est sans doute pas adéquat
. On préfèrera d’emblée lire la chose selon le registre symbolique (le grain de blé tombé en terre meurt et donne une vie nouvelle, et autres métaphores de renouveau
), les images (flamboyantes, comme le Christ triomphant sur les icônes et les tympans d’églises, ou sobres, allusives, comme celles des récits évangéliques : une pierre roulée, des femmes devant un tombeau vide, ... et ce jeune homme vêtu de blanc qui dit « Il vous précède en Galilée »).
Oui, on peut parler de Résurrection, on le fait depuis deux mille ans, c’est possible d’en parler. D’autant plus que la Résurrection fait écho à une expérience que nous pouvons faire, dans nos vies : celle d’une espérance rejaillissant lorsqu’on croyait que tout était perdu, lorsqu’on est au fond du trou et qu’on est relevé, par le regard d’autrui, par exemple, par un geste de pardon, un geste de compassion, un geste d’amour. On revit. Ce n’est pas simplement que, comme le dit le proverbe « après la pluie vient le beau temps », c’est l’irruption, alors que des pluies torrentielles avaient tout détruit, d’un impossible arc en ciel qui vient déchirer le quotidien, et voilà qu’un grand soleil se lève, et que nous pouvons à nouveau germer, fleurir, vivre. Tout était perdu. Mais voilà que tout est possible, à nouveau, radicalement. « Tant qu’il y a de la vie il y a de l’espoir » ; mais la Résurrection, c’est bien davantage, c’est bien tout autre chose : c’est la vie jaillissant là où il n’y avait plus rien, ni aucun espoir, là où nous étions dévastés, déjà morts.
L’an dernier autour de Pâques, je vivais une importante transformation : à cette époque, il m’était donné de dépasser des souffrances anciennes, de commencer un chemin, une traversée, de voir toute ma vie, qui jusque là avait été fortement conditionnée par des blessures d’enfance, se relever. L’an dernier, saisie par la vie, j’étais en train de sentir ce que cela peut être, de naître de nouveau. Fleurir sur des ruines. La Résurrection n’était pas une métaphore, c’était, profondément, ce que je vivais. Cette année, je me sens moins « connectée au thème », si je peux dire. Pourtant, je voudrais vous le répéter, à vous qui le lisez : la Résurrection n’est pas seulement l’histoire d’un après-vie, elle peut faire aussi irruption dans notre vie, ici, maintenant.
Mais il y a autre chose. Il y a, au cœur de la foi chrétienne, quelque chose de plus radical. Autre que les résurrections , aussi fortes soient-elles, que nous pouvons connaître dans le monde présent. Autre que « rien n’est jamais assez mort en nous que nous ne puissions en être relevés ». Christ est ressuscité, il est vraiment ressuscité. Il n’a pas vaincu seulement toutes nos morts, il a vaincu la Mort avec un grand M. Métaphore, peut-être. Mais quand nous, chrétiens, le disons, nous ne parlons pas que métaphoriquement. Que disons-nous alors ?
Nous disons cette Résurrection qui n’est pas une mince affaire. Qui est, en tout cas, une affaire bien plus radicale et bouleversante que l’idée d’une survie de l’âme après la mort, par exemple.
Il ne s’agit pas de « survie » , il s’agit de re-vie. Il était vraiment mort, il a traversé la mort, il est vraiment ressuscité. En parler, c’est vouloir affirmer un Dieu plus fort que la mort, et par là, la mort vaincue, la mort définitivement vaincue. La mort n’a pas le dernier mot, car le dernier mot appartient au Christ qui l’a traversée. Oui, Il a vaincu la Mort avec un grand M. Et Il nous emporte avec lui dans cette victoire.
L’ennui, c’est que… ça ne se voit guère. Nous ne vivons pas comme si la mort était vaincue, nous ne vivons pas dans le Royaume, nous vivons comme les premiers chrétiens en attente des derniers temps, en attente de la Parousie, nous sommes de ce monde, et qu’est-ce qu’on meurt dans ce monde !
Hier, dans ma ville, un homme est mort, sous les coups mortels d’un autre, alors qu’il ne faisait que son travail.
Violence, hideuse violence. La mort n’aura pas le dernier mot, mais elle parle, aujourd’hui, dans les larmes de ceux qui ont perdu un proche. Elle parle dans le silence de l’absence, dans l’horreur de la rupture. Il était vivant hier à l’aube, il est parti travailler, et pendant qu’il faisait son travail, il a été tabassé, il est mort. Il ne reviendra plus, la mort parle dans ce jamais plus. Comme elle parle ensuite dans toutes les ondes de choc de l’événement, à travers les voix du peuple, la foule, déchainée sur les forums, qui exprime au-delà de réactions une frustration, une colère, dont on ne sait trop d’où elles viennent ni qui les alimente et à quelles fins, mais qui profite de ce qui s’est passé pour appeler à la haine. Le site internet d’un journal bruxellois a du préciser très vite que l’agresseur était « Belge de souche », pour couper court aux propos racistes. Car il y a, ces derniers temps, en Belgique comme en France, une effrayante montée de la haine, du racisme et du rejet de l’autre. Et c’est d’autant plus interpellant que je n’ignore pas qu’elle est, souvent, trop souvent, aussi le fait de mes coreligionnaires, en principe soumis à la Loi de l’amour d’autrui, mais en réalité souvent, trop souvent, prompts au préjugé, à la discrimination, au désamour, au rejet de celui ou celle qui est différent d’eux ou d’elles. La mort n’aura peut-être pas le dernier mot, mais elle a une grande voix, et de nombreux porte-paroles, et hier soir je n’entendais qu’elle, alors, écrire sur la Résurrection… Comment dire ?
Mais j’aurais peut-être pu essayer si je n’avais pas, avant d’aller dormir, lu un article qui m’a secouée d’un bout à l’autre. Depuis le 14 janvier 2012, depuis 85 jours, à Bruxelles, 23 personnes sans papier sont en grève de la faim. Parce que c’est la seule façon pour eux de demander qu’on les regarde avec dignité. La réponse des politiques est… écœurante, révoltante : on les accuse de « chantage »
. Ils ne sont pas encore morts, ces jeunes gens déterminés à aller jusqu’au bout pour être entendus, mais la mort est déjà victorieuse, la mort est déjà sur eux et en nous, à travers notre incapacité à leur donner la dignité dont ils ont besoin. Laurette Vankeerberghen, une jeune femme qui les soutient a publié une lettre ouverte, témoignant de ce qu’elle voit, de qui ils sont, de leur histoire, de leurs souffrances, de leur état de santé qui se dégrade de façon inquiétante.
Cet article il faut le lire.
Je l’ai lu. J’ai lu comme on reçoit un terrible coup de poing, au ventre, au cœur, à l’âme.
La mort est victorieuse en ce que nous nous taisons. Nous qui nous souvenons de l’homme de Nazareth crucifié devant l’indifférence de la foule, est-ce que nous ne le voyons pas, que notre indifférence crucifie aujourd’hui ces jeunes hommes, ces sans-papiers qui cherchent chez nous un toit, un travail, et qui ne trouve que les exploitants de main d’œuvre à bas prix, à qui nous refusons la plus élémentaire dignité ; celle d’être considérés comme des êtres humains.
« Dans quel monde vivons-nous ? » demandent nos contemporains, face à la violence, à l’insécurité, à toutes les ombres qui craquent comme un vieux monde qui n’en finit plus de hurler, blesser, trahir, un monde qui fait peur. Nous ne vivons pas dans le Royaume, nous vivons dans un monde où la mort, la violence, la haine et la peur semblent encore avoir le dernier mot. Nous vivons dans un monde où elles ont le dernier mot chaque fois que les choses vont trop loin. Nous vivons dans un monde où les choses vont trop loin, dit le peuple des forums, et les braves gens chez la boulangère, ça va trop loin, toute cette violence, ces quartiers où la police n’agit pas, … ça va trop loin. Et moi, souvent, j’ai peur qu’ils votent trop loin aussi. Peur de tout ce trop qui me fait penser à d’autres trop, d’autres dérapages…
Oui, nous vivons dans un monde qui va trop loin, un monde où certains sont assez violents pour tuer pour un peu de tôle froissée, mais aussi un monde où la violence du rejet d’autrui est énorme, un monde où nous n’accueillons pas nos frères et sœurs en humanité, où nous oublions de regarder notre prochain comme un prochain. La violence tue aussi chaque fois que nous nous rejetons les uns les autres, chaque fois que nous laissons gagner la violence et parce que nous nous laissons la violence (nous) gagner. Quand nous nous laissons aller à la violences de nos certitudes, de nos préjugés, de nos frilosités, de notre confort ou de notre inconfort. La violence de ce monde, c’est aussi les propos racistes et haineux sur les forums et ailleurs, et la souffrance de ces sans papier grévistes de la faim. Vous me direz peut-être que le racisme ordinaire tue moins que la délinquance. Mais est-ce vrai ?
En 2000 ans, les choses n’ont pas beaucoup changé : on tue, on torture, ou on laisse mourir dans l’indifférence, et parfois le résultat est le même. La mort, la mort et son obsédante victoire.
Je n’ai pas écrit hier sur la Résurrection parce que, à lire le texte de Laurette Vankeerberghen, je me souvenais que je n’ai pas beaucoup bougé pour ces grévistes de la faim, que, comme elle le dit, les « religieux » sont bien silencieux aussi sur la question. Et j’ai honte, oui, de mon silence, de mon inertie, pour ceux-là et pour tant d’autre comme eux, avant eux. Je ne serais peut-être pas de ceux qui crucifieraient Dieu si on leur en donnait l’occasion, mais qu’est-ce que je ferais pour l’empêcher ?
Et pourtant… Pourtant, ce matin, dans la joie de Pâques, j’ai fêté le jour, l’aube, l’espérance, la vie.
Nous les chrétiens sommes les héritiers d’une très vieille histoire, une histoire de tombeau vide… A relire cette histoire, toute l’histoire que nous avons relue pendant la semaine sainte, quelque chose saute aux yeux : il n’y avait pas grand monde au pied de la croix, et … il n’y avait pas d’apôtres
. Lors de la comparution de Jésus devant Pilate, la foule hurle avec les loups, pendant l’agonie de Jésus, ses amis se cachent. Judas a trahi, Pierre a renié. C’est seul et abandonné que Jésus meurt pour nous. L’histoire est dite ainsi, et c’est ainsi qu’elle nous parle. La Résurrection ne vient pas sans la Passion, et que Dieu soit abandonné de tous ne l’empêche pas de Ressusciter. Que du contraire, peut-être. C’est parce que nous n’avons pas, nous humains, assez de capacité d’amour pour construire un monde heureux, un monde sans violence, un monde sans crainte et sans lâcheté, que nous avons besoin d’un Dieu qui donne sa Grâce, d’un Dieu qui sauve. Et Il sauve. Il meurt, Il ressuscite, Il sauve, Il nous sauve, nous tous, et nous chacun et chacune.
Et si nous choisissons d’y croire, et de l’affirmer, c’est dans ce monde-ci qu’il nous faut le faire, tels que nous sommes, écartelés, un pied dans le monde qui va trop loin, la violence, un pied dans le Royaume, la paix.
Mais comment faire ? Comment être cohérents et annoncer le Christ victorieux de la mort alors que la mort autour de nous et en nous semble toujours avoir tant de force, être tellement définitive ?
J’étais au culte ce matin, et en écoutant la pasteure prêcher, une idée m’a frappée : celle que la pierre qui a été roulée devant le tombeau vide est aussi une invitation qui nous est faite : celle de rouler les pierres des tombeaux, les uns pour les autres. Celle de nous donner à l’amour, au partage, à l’espérance, pour autrui, autant que nous le pouvons, et sachant que le Christ enverra, à travers nos gestes, la vie. Vendredi déjà, lors du culte du vendredi saint, l’idée naissait : comme Simon de Cyrène, un simple passant qui se trouvait là par hasard, a été amené à porter la croix de Jésus, un temps, pour le soulager, pour que l’histoire puisse avancer, nous aussi, il nous arrive de porter des croix des autres, pour les soulager, pour que leur histoire puisse avancer. Et pour donner à l’autre la chance d’un nouveau départ.
Ce qui est dit dans ces récits, ce n’est pas seulement qu’il y a en nous, humains, du mauvais et du bon ; cela va je pense, au-delà, radicalement au-delà. Ce qui est dit, c’est l’impensable de la Résurrection. Qu’il s’est passé quelque chose, un tombeau vide en est la trace, et une pierre roulée, … que nous ne savons pas très bien quoi, mais que ce quelque chose est un grand retournement, et qu’il faut se laisser retourner. Et que se retourner, cela veut dire se laisser surprendre en chemin, par les vies que nous croisons. Nous ne pourrons pas empêcher toute la violence, mais nous pourrons toujours nous laisser toucher, et porter, un temps, une croix, et rouler la pierre d’un tombeau. Et nous pourrons entendre la voix de grévistes de la faim avant qu’ils meurent.
Oui, je crois en la Résurrection, je crois que Jésus, Fils de l’Homme, Christ, Messie, Dieu, est ressuscité. Et non, je ne sais pas ce que cela veut dire, exactement, il y a là du mystère, et les mystères, on ne sait pas ce que ça veut dire. Mais je sais ce que cela me dit. Je sais qu’il y a un avant-après. Avant, ces apôtres qui avaient peur et se cachaient, après, ces hommes et femmes debout, tentant de vivre le message d’amour de la bonne nouvelle, le portant au-delà des frontières de leurs habitudes, pour certains jusqu’au martyre, jusqu’à en mourir, dans l’assurance que la mort n’aurait pas le dernier mot.
Il y a un avant-après, et entre les deux un mystère, une traversée, dont nous savons si peu sinon que nous sommes conviés à y reconnaitre l’annonce d’un monde nouveau. Il y a un avant-après, et au nom de cette pierre roulée, au nom de ce tombeau vide, tout est différent. Je ne peux que ce constat : constat que les puissances de la mort sont agissantes dans notre monde, mais constat et espérance et conviction que quelque chose s’est passé.
Tout est différent, mais tout ne sera différent que si nous le faisons différent. Le Christ ressuscité n’a de sens que si nous nous plus ne laissons pas la mort avoir le dernier mot. Le Christ ressuscité n’a de sens que si nous portons des croix, roulons des pierres, et vivons dans la joie.
Car si je ne sais pas exactement ce que j’affirme quand je dis « Christ est Ressuscité » ou « Christ a vaincu la mort », je sais que ce n’est pas qu’une métaphore. C’est… autre chose. Ce dont je vis, ce dont j’espère, ma joie.
De cela découle une exigence.
Merci à celles et ceux qui me le rappellent, jour après jour, à celles et ceux qui me parfois prennent ma croix pour un bout de chemin, à celles et ceux qui me tendent la leur et que trop souvent j’ignore.
Aujourd’hui, c’est Pâques. Constats de mort et constat de Vie. Pensée pour ceux qui n’ont pas mangé aujourd'hui, pour ceux que la souffrance étreint, et pourtant gratitude pour les repas partagés, ce matin à l’église, et le reste de la journée avec des amies, gratitude et joie, sans amertume, pour ce qui est bon.
Mais tout n'est pas bon, la mort rôde. Croire que le tombeau est vide, c’est faire tout ce que nous pouvons pour que d’autres tombeaux ne se remplissent pas. C’est rouler la pierre pour que le tombeau soit vide. Et je crois, oui, je crois, que nous pouvons. Parce qu’il serait bien malhonnête, au fond, de dire que je ne sais pas comment construire un monde meilleur, que je ne sais pas à quelle exigence appelle le silence du tombeau vide dans un matin de printemps. Il suffit, pour le savoir, de relire les mots de Laurette Vankeerberghen :
« Je vous le demande, faites tout ce que vous pouvez faire. Ne laissez pas vivre dans l’indignité ou mourir dans l’indifférence des êtres humains qui sont à vos portes, sous vos yeux. Ne détournez pas le regard. Arrêtez vous quelques instants dans vos activité quotidiennes. »
Nous le savons. Il ne reste plus qu’à le faire. Des forces nous seront toujours données, et la mort n’aura pas le dernier mot. Contrairement aux apparences, et à ce constat du vieux monde qui grince de douleur, en Christ, par la Résurrection, et à travers nos mains, nos gestes, c’est la vie qui gagne.
« Car je suis persuadé que ni mort ni vie, ni anges ni principats, ni présent, ni avenir, ni puissances, ni hauteur, ni profondeur, ni aucune autre création ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu en Jésus Christ, notre Seigneur. » Romains 8, 38-39